Sous la direction de Bruno Traversi
Les Carnets de Takemusu Aiki sont des recueils d'articles d'étude fondamentale autour de la pensée de Maître Ueshiba Morihei issus de la recherche universitaire.
Volume 1 : Le corps et le sabre selon Morihei Ueshiba
Ce premier volume présente notamment un texte inédit du fondateur intitulé "Ma méhode de sabre Shôchikubai". Dans ce texte, Me Ueshiba présente l'expérience grâce à laquelle il a fondé sa méthode de sabre. Mais ce texte est en réalité bien plus qu'un exposé technique.Il permet en effet de comprendre l'origine de l'aikidô, sa finalité et son principe d'action. Le récit de Maître Ueshiba est donné dans son entièreté en japonais, traduit en français et assorti d'un commentaires et d'un lexique de termes japonais.Sommaire :
Le corps comme chair du mythe - Le statut du corps chez Ueshiba Morihei (B. Traversi)Ma méthode de Sabre de Shôchikubai (M.Ueshiba)
A propos d'une approche cartésienne de l'aikidô (B. Traversi)
Symbolique du corps et corps symbolique dans les contemplations Shingon (P. Régnier)
Exposition Une voix pour la paix - Réflexion autour de deux tableaux (R. Delanssays)
LE CORPS EN TANT QUE
CONCRETION DE L’AME SELON UESHIBA MORIHEI
Par Bruno Traversi
La voie de UESHIBA,
dit-on justement, est avant tout un art corporel. C’est par
l’expérience du corps que nous devons la comprendre et progresser
en elle. Toutefois, quand nous disons « corps », désignons-nous la
même chose que ce que désigne UESHIBA lorsqu’il dit « corps de
chair » [肉体,
nikutai] ? Les deux expressions renvoient-elles pour lui et pour nous
à une même réalité ?
La question ne semble pas
pouvoir se résoudre simplement puisque pour UESHIBA le corps ne se
donne pas comme une réalité figée mais comme une réalité
susceptible de changements, voire d’une transmutation. La
transformation du corps est en effet l’une des finalités majeures
que UESHIBA confère à son art à travers la dialectique de l’âme
corporelle [魄,
haku] et de l’âme spirituelle [魂,
kon] – les deux principales instances psychiques de la complexion
humaine selon lui. De plus, cette transformation du corps ne concerne
pas seulement le corps personnel mais le monde corporel dans sa
totalité qui doit passer du monde de l’âme corporelle au monde de
l’âme spirituelle.
Le corps pour UESHIBA
possède un statut paradoxal puisqu’il est, tout d’abord,
l’obstacle qui tient éloignée l’âme (kon, spirituelle)
d’elle-même, l’empêchant de saisir sa propre intimité, étant
à ce titre ce qu’il convient de surmonter. Ensuite, il est le
medium indispensable à travers duquel l’âme (spirituelle) peut
atteindre à sa propre réalisation. Enfin, il est la manifestation
adéquatement de l’âme. Comme, nous nous proposons de le montrer,
les étapes de ce retournement esthétique faisant du corps non plus
ce qui voile mais ce qui la dévoile suivent la dialectique de haku
et de kon, les deux instances principales de la psyché humaine et
s’enracine dans la mythologie shintō. Remarquons néanmoins que ce
statut paradoxal du corps n’est pas sans évoquer celui du
bouddhisme Shingon – dont Ueshiba a été diplômé - qui désigne
le corps comme « outil indispensable à la pratique sans laquelle la
théorie elle-même ne saurait être », quoiqu’il soit par
ailleurs « sévèrement abhorré pour être le lieu où naisse les
passions. » L’adepte du Shingon doit dépasser ce paradoxe
en réalisant que, en deçà des apparences, le plan phénoménal
n’est autre que le plan d’Éveil, démarche dialectique
comparable à celle que propose UESHIBA, l’aikidō devant permettre
au progressant de réaliser l’identité du monde phénoménal (ce
monde-ci) et de la Plaine des Haut Cieux [Takaamahara, 高天原].
DE LA MYTHOLOGIE AU
MONDE PHENOMENAL
Si dans le Kojiki, la
phase de création du monde précède naturellement celle de la
pacification du plan terrestre. Il nous faut néanmoins commencer par
évoquer les mythes de la pacification car c’est en effet par le
constat primordial de l’état de violence et de désordre de ce
monde-ci et de la nécessité de le pacifier que UESHIBA fait
procéder son art :
Bien que les gens dans le
monde recherchent et demandent la paix, ce monde est invariablement
la proie des conflits et de la haine… Jusqu’à maintenant,
c’était le monde de l’âme corporelle, mais dorénavant l’âme
corporelle et l’âme spirituelle devront devenir une.
Dans le Kojiki, la phase
de pacification qui prend la forme d’un affrontement entre les kami
célestes et les kami terrestres débute de même par le constat fait
par les kami célestes que le plan terrestre est en proie au tumulte,
au désordre et à la violence.
Ame-no-oshi-ho-mimi, se
tenant debout sur le Pont flottant du Ciel , dit : ″Le pays des
frais épis de riz de mille automnes, de cinq cent longs automnes est
péniblement tumultueux, il l’est !″ Ayant annoncé cela, il
remonta immédiatement et fit rapport à Amaterasu-o-mi-kami.
L’enjeu de ces épisodes
du Kojiki est celui de la gouvernance du monde. Les kami terrestres,
voulant leur indépendance, refusent la gouvernance du Ciel. Mais de
cette indépendance ne résulte finalement que désordre et violence.
Les kami célestes donnent alors à leur hérauts pour mission de
rétablir l’ordre.
Taka-mi-musubi et
Amaterasu-o-mi-kami ordonnèrent aux huit cent myriades de Kami de se
réunir en une divine assemblée dans le lit de la Divine Rivière du
Ciel et ils demandèrent à Omoikane d’imaginer un plan et ils
dirent : ″le pays des frais épis de riz de mille autonomes, de
cinq cents longs automnes est le pays que nous avons daigné assigner
à notre auguste enfant comme pays qu’il doit gouverner. Comme il
estime qu’il y a dans ce pays de nombreux kami terrestres violents
et sauvages, quels kami y enverrons-nous pour les assujettir ?″
Ce constat mythique par
Ame-no-oshi-ho-mimi du désordre et de la violence du plan terrestre
renvoie ainsi à celui de UESHIBA : « ce monde est invariablement la
proie des conflits et de la haine… » De même, la décision des
divinités célestes d’envoyer quelques unes des leurs congénères
pour rétablir l’ordre sur la terre est à l’origine et de la
pratique de UESHIBA, « voie de création et de mise en ordre du
monde ». Ces épisodes mythiques expliquent, selon lui, le pourquoi
de la genèse de l’aikidō et les raisons particulières qui en
conduisent l’apparition au XXe siècle. Il voit, en effet, dans la
seconde Guerre Mondiale et particulièrement dans le moment
apocalyptique de Hiroshima , l’actualité du désordre pandémique
dont les mythes font le récit et qui nécessite la descente et
l’intervention des kami célestes. En interprétant la réalité de
ce monde-ci comme actualité des mythes, il se comprend lui-même
comme héraut des dieux, et appréhende la nature de son propre corps
comme shintai [神体]
– objet pouvant recevoir et contenir une divinité : « je suis
rentré dans tes veines UESHIBA… deviens Uzunome est accompli la
purification du monde ». Le corps devenu shintai opère ainsi une
transformation du corps jusque dans sa « chair », « ses veines »,
c’est-à-dire dans sa substance.
DE LA MYTHOLOGIE AU
MONDE INTERIEUR
Cette question de la
descente et de l’incarnation de la divinité, autrement dit de la
transformation du corps, est reconduite par UESHIBA sur un plan
personnel à la fois à travers l’idée et l’expérience, comme
nous venons de la voir, du kamigakari mais aussi à travers la
confrontation entre deux aspects de sa réalité. En effet, si
UESHIBA perçoit dans le monde en guerre, en proie au désordre et à
la violence, une actualité des désordres et violences mythiques, et
de l’opposition entre kami célestes et terrestres, il en
intériorise également les éléments à travers la confrontation
dialectique à laquelle ne cesse de se livrer l’âme corporelle et
l’âme spirituelle, opposition qui structure, selon lui, la vie
intime de tout individu. Le discours passe ainsi d’une dimension
proprement japonaise que sont les mythes de la cosmogonie shintoïste
à une dimension universelle parce que se rapportant à un vécu
existentiel, le déchirement intérieur dont tout individu est le
théâtre de manière plus ou moins consciente entre la réalité
spirituelle et la réalité corporelle de sa nature.
La mythologie shintō fait
de la confrontation entre les kami célestes et les kami terrestres,
une question de gouvernance : il s’agit pour les kami célestes de
soumettre les les kami terrestre et d’instaurer leur gouvernance
sur le monde corporel. De façon tout à fait similaire, il s’agit
pour UESHIBA de redonner à l’âme spirituelle la prédominance sur
l’âme corporelle afin qu’elle puisse gouverner cette dernière.
Chez UESHIBA cette confrontation donne lieu à un combat intime qui
devient tangible à travers sa confrontation avec son « fantôme »
[幽体,
yūtai] dont nous donnons le récit complet dans ce volume.
Dialectique ascendante :
du multiple vers l’Un.
Si, comme nous l’avons
dit en ouverture, le corps est l’instrument qui permet la
progression sur la voie, il faut reconnaître qu’il est désigné
en premier lieu comme ce qu’il s’agit précisément de surpasser.
Il apparaît dans les propos de UESHIBA comme une instance
constitutive de la complexion humaine mais possédant un caractère
autonome très marqué s’opposant au règne de l’esprit .
L’affrontement tangible de UESHIBA contre son « fantôme blanc »,
expression désignant l’âme corporelle qu’il identifie au «
corps de chair », en révèle toute la teneur. Le récit de cette
confrontation montre clairement le corps comme étant tout à la fois
le principe et la manifestation d’un hiatus au sein de l’âme en
l’empêchant d’avoir accès à sa propre réalité, autrement dit
le corps rend l’âme étrangère à elle-même. Ce n’est en effet
que lorsque le « fantôme blanc » (le corps) est vaincu au point de
disparaître que l’âme peut progresser vers sa propre intimité.
Nous disons progresser et non accéder puisqu’en effet, à ce
stade, ce n’est pas encore le centre ultime que UESHIBA découvre
mais une « figure de lumière » qu’il qualifie de « corps
spirituel ». Or ce corps spirituel est lui-même vécu au titre
d’entrave à une découverte d’un centre encore plus fondamental
du sujet. Ce corps subtil de lumière permet en effet une observation
qui signifie bien l’altérité du sujet d’avec lui-même : « Je
me regardais, il n’y avait plus d’aspect… il restait seulement
une figure de lumière. Je me suis dit que ce devait être un corps
spirituel » Finalement ce n’est que lorsque le corps de
lumière est lui-même dépassé que UESHIBA atteint à sa propre
réalité en se découvrant un moi non-moi. Qu’il soit de matière,
de lumière ou de ki, grossier ou subtil, le corps est donc chez
UESHIBA la concrétion d’une fêlure intime, c’est-à-dire le
résultat de l’incapacité du sujet de coïncider avec lui-même,
et à ce titre un obstacle qu’il est nécessaire de transcender.
Dialectique descendante :
de l’Un au multiple
Toutefois, le constat
d’une réalité corporelle corruptrice de l’âme et la volonté
qui s’en suit de la surpasser jusqu’à ce que l’âme
spirituelle puisse coïncider avec elle-même ne correspondent encore
qu’à la phase ascendante (du multiple vers l’Un) du mouvement
dialectique entre l’âme corporelle et l’âme spirituelle. Une
deuxième phase, phase descendante (de l’Un au multiple) allant de
l’origine première indifférenciée – cœur de l’intime –
jusqu’à la réalité corporelle, va permettre de faire du corps
non plus le symptôme du hiatus de l’âme mais la manifestation
adéquate de son unité : c’est ici que va s’opérer la
transformation du corps.
Comme le montre sa
confrontation avec son fantôme blanc, cette dialectique entre l’âme
corporelle et l’âme spirituelle se réalise à travers l’action
: il s’agit d’une transformation du mode d’action qui doit
passer du mode d’agir de l’âme corporelle, qui est la réaction,
au mode d’agir de l’âme spirituelle, qui est la spontanéité et
la gouvernance. Par spontané nous entendons ce qui vient de soi,
autrement dit une gestuelle qui trouve sa raison et son ressort
uniquement dans le sujet, et qui n’est pas déterminée par les
choses [mono] extérieures.
Selon UESHIBA, agir selon
l’âme spirituelle, c’est agir selon les principes de la Création
universelle qui va du l’Origine unique, moment de pure
indifférenciation, le Grand Vide Universel [uchū daikoku], jusqu’à
la création des dix milles choses [banyū] du plan manifesté (Plan
terrestre). C’est à ce stade que les mythes de la Création sont
évoqués par le fondateur de l’aikidō pour expliquer les
principes de l’agir de l’âme spirituelle. Les mythes sont ainsi
autant d’étapes intérieures et constituent dans leur cheminement
une véritable méthode d’activité : l’apparition de la première
divinité Ame-no-mi-naka-nushi-no-kami [天之御中主神]depuis
le Grand Vide, puis la création du plan terrestre par l’activité
conjointe d’Izanami et Izanagi sur le Pont Flottant du Ciel [天の浮橋,
Ame-no-uki-hashi] sont deux moments essentiels qui révèlent le
processus d’apparition de toutes réalités phénoménales mais
également les étapes d’un processus intime conduisant au
jaillissement de la gestuelle : « Le travail subtil et complexe de
la ligne de vie depuis le Dieu de l’Origine Unique se produit dans
l’être humain. Ce travail est celui des trois divinités que sont
Ame-no-mi-naka-nushi, Taka-mi-musubi et Kami-musubi. ;… Les
activités de l’origine de l’esprit et de l’origine de la
matière construisent les activités quotidiennes. »
Au commencement du ciel et
de la terre, les divinités qui naquirent dans la Haute Plaine
Céleste sont : Ame-no-mi-naka-nushi-no-kami, ensuite
Taka-mi-musubi-no-kami, ensuite kami-musubi-no-kami. Toutes trois se
manifestèrent en divinités célibataires et dérobèrent leur corps
au regard.
Tous les kami célestes
ordonnèrent aux deux divinités Izanagi et Izanami « de réparer,
de consolider cette terre voguante », et tout en leur confiant cette
charge, ils leur offrir une divine hallebarde décorée. Alors que
ces deux kamis se tenaient sur le Pont Flottant du Ciel, ils
plongèrent la hallebarde divine, l’agitèrent en cercle dans le
sel marin et la retirèrent en faisant clapoter l’eau. À ce
moment-là, les gouttes d’eau salées qui tombaient de la
hallebarde se superposèrent et devinrent des îles. Ainsi naquit
l’île d’Onogoro.
Il s’agit pour UESHIBA
d’agir depuis un centre intérieur qui coïncide ou qui se confond
avec le centre universel dont est issu, selon la mythologie
shintō, les dix mille choses de l’univers. Cela est rendu possible
parce que l’être humain, selon UESHIBA, est en relation intime
avec le Grand Vide par l’intermédiaire de son âme spirituelle
[kon].Ce centre universel qui se situe à l’orée du monde
phénoménal apparaît ainsi de nature paradoxale, à la fois
individuel et universel, et comme le lieu paradoxal où se résout
l’opposition moi et non-moi. Il y a ainsi décrit, à travers le
mythe, le processus intime de la genèse, de la mise en ordre et de
l’animation du corps personnel . Processus qui aboutit, en sa
perfection au passage de l’art martial à la danse que UESHIBA
appelle Kagura Mai [神楽舞]
– terme que nous proposons de rendre par « danse inspirée et
circulaire » .
C’est donc au niveau de
ce centre intime et universel que s’opère l’unification de
l’individu d’avec le monde – ce qui comprend autrui – sans
que le moi lui-même ne soit nié mais au contraire pleinement
affirmé . Dans son étude des traditions alchimiques orientales et
occidentales, Carl Gustave JUNG distingue cette unité primordial
dont peut faire l’expérience l’adepte de la fusion qui est
l’unification de l’individu avec le monde sensible, par laquelle
il perd sa propre individualité : « La pensée, écrit JUNG, que
DORN exprime sous la forme du troisième degré de la conjonction est
universelle. […] C’est la relation et plus précisément
l’identité de l’atman personnel avec l’atman
suprapersonnel. […] Cette manière de voir paraît à l’homme
occidental peu réaliste, trop « mystique », et, tout d’abord, il
ne voit pas bien comment un Soi pourrait s’être réalisé en
entrant en relation avec le monde du premier jour de la création. »
UESHIBA entend donc produire sa réalité corporelle, à travers
notamment la gestuelle, à partir du Centre primordial indifférencié
depuis lequel l’univers lui-même se crée et se déploie ; c’est
ainsi qu’il entend surpasser les obstacles de la dualité. Cette
manière de penser l’unité du sujet avec le monde, quoiqu’elle
soit particulièrement difficile à appréhender comme le souligne
JUNG, n’est pourtant pas étrangère à la culture occidentale, on
se souviendra de la figure du Zeus grec, en rappelant la manière
avec laquelle PLOTIN en caractérise l’activité : « Il [Zeus] ne
commence pas par les choses inférieures ni non plus par les parties,
mais il commence par les choses qui tiennent le premier rang ;
partant du Premier il va en un parcours libre d’obstacle vers
toutes choses. » On retrouve bien ici les deux manières
d’agir que décrit UESHIBA, celle de l’âme corporelle qui agit
au sein du multiple par l’entremise des sens, qui se confronte aux
choses, et celle de l’âme spirituelle qui agit dans le monde à
partir de l’origine unique de toutes choses dépassant ainsi
l’ordre de l’affrontement.
Ainsi, si les mythes sont
ce qui structure le monde des phénomènes, ils apparaissent être
également les arcanes de la réalité intérieure. De manière telle
que réalité intérieure et réalité extérieure sont intimement
liées. C’est pourquoi, selon UESHIBA, c’est la résolution du
déchirement intérieur qui doit entraîner la résolution du
désordre et des conflits du monde. Dès lors, pacifier et «
remettre en ordre le monde » nécessite la prédominance de l’âme
spirituelle au sein de la complexion humaine selon trois moments :
Premier temps : le constat
à travers l’existence quotidienne, et à travers notamment
l’entraînement des militaires , que l’âme corporelle a la
prééminence sur l’âme spirituelle.
Deuxième temps : l’âme
spirituelle prend la dominance sur l’âme spirituelle.
Troisième temps :
l’harmonie, l’unité et l’égalité des deux âmes qui agissent
de concert, indispensable l’une à l’autre, confondant ainsi le
plan terrestre et le plan céleste, selon un véritable retournement
esthétique :
Jusqu’à maintenant,
c’était le monde de l’âme corporelle, mais dorénavant l’âme
corporelle et l’âme spirituelle devront devenir une. Entre le
monde de la matière et le monde de l’esprit il ne doit pas y avoir
de prédominance.
L’âme spirituelle
apparaîtra à la surface et l’âme corporelle passera derrière.
Jusqu’ici, c’était l’âme corporelle qui était à la surface,
mais maintenant le travail de la divinité interne faisant du corps
un organe de la création, réalisera le misogi par le corps. C’est
cela l’épanouissement simultané des fleurs de pruniers dans les
trois mille mondes. Cela en aiki, on le nomme le hireburi de l’âme
spirituelle… Je me tiendrais comme le premier ubuya pour cela.
Le fait que la
transformation du monde extérieur soit directement liée à celle du
monde intérieur – par l’entremise du mythe – conduit
l’individu à une responsabilité totale. C’est en se mettant
lui-même en ordre, en donnant la prééminence à l’âme
spirituelle, c’est-à-dire en agissant depuis le centre qu’il
peut faire apparaître, surgir, donner naissance et faire croitre le
monde de l’âme spirituelle. C’est ce que UESHIBA entend
signifier lorsqu’il emploie ubuya pour préciser le processus de
cette transformation : «Je me tiendrais comme le premier ubuya pour
cela. » Le sens premier du terme ubuya [産屋]
est maternité, c’est le lieu d’accouchement. En se disant être
un ubuya, UESHIBA se désigne lui-même comme le lieu d’accouchement,
l’organe par lequel l’âme spirituelle vient au monde et le
transforme en monde de l’âme spirituelle.
Ainsi, la relation entre
le monde et le sujet dépend-elle du rapport entre les deux âmes,
haku et kon. Lorsque haku domine l’intimité, le monde des corps
apparaît étranger au sujet qui se rapporte alors à celui-ci en
termes d’action [動作,
dōsa] . Lorsqu’à l’inverse, c’est kon qui a la dominance, le
monde des corps n’apparaît plus comme une réalité séparée du
sujet mais l’expression de sa propre intimité. Sa relation au
monde ne se fait plus alors sur le mode de l’action mais sur celui
de la gouvernance. La transformation du monde est ainsi corollaire à
la transformation de l’ordre de l’agir.
Pour comprendre la portée
pratique de ces considérations il faut garder à l’esprit que
l’âme est proprement ce qui anime le corps. Les deux âmes
représentent ainsi deux manières d’agir différentes. L’âme
corporelle est l’âme sensitive, celle qui se rapporte au monde à
travers les sens dont l’activité discriminante a pour fonction de
séparer les choses les unes d’avec les autres. Elle est l’âme
réactive qui se détermine selon les choses [mono] : elle est
déterminée par et agit sur (elle agit au sein du multiple, de
l’altérité). À l’inverse, l’âme spirituelle (âme commune)
se rapporte aux choses de manière intime – rien ne lui est
étranger – et se détermine de manière spontanée. Cette
différence de rapport au monde et d’activité entre l’âme
corporelle et l’âme spirituelle explique que, selon UESHIBA, la
réalisation de l’aikidō, dont le principe d’action est l’âme
commune, suppose au préalable une purification des sens. La consigne
qu’il donne de « ne pas regarder » révèle alors pleinement sa
signification.
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