mardi 1 juin 2010

LE CORPS EN TANT QUE CONCRETION DE L’AME SELON UESHIBA MORIHEI


Sous la direction de Bruno Traversi
























Les Carnets de Takemusu Aiki sont des recueils d'articles d'étude fondamentale autour de la pensée de Maître Ueshiba Morihei issus de la recherche universitaire.

Volume 1 : Le corps et le sabre selon Morihei Ueshiba

Ce premier volume présente notamment un texte inédit du fondateur intitulé "Ma méhode de sabre Shôchikubai". Dans ce texte, Me Ueshiba présente l'expérience grâce à laquelle il a fondé sa méthode de sabre. Mais ce texte est en réalité bien plus qu'un exposé technique.Il permet en effet de comprendre l'origine de l'aikidô, sa finalité et son principe d'action. Le récit de Maître Ueshiba est donné dans son entièreté en japonais, traduit en français et assorti d'un commentaires et d'un lexique de termes japonais.

Sommaire :

Le corps comme chair du mythe - Le statut du corps chez Ueshiba Morihei (B. Traversi)
Ma méthode de Sabre de Shôchikubai (M.Ueshiba)
A propos d'une approche cartésienne de l'aikidô (B. Traversi)
Symbolique du corps et corps symbolique dans les contemplations Shingon (P. Régnier)
Exposition Une voix pour la paix - Réflexion autour de deux tableaux (R. Delanssays)



 LE CORPS EN TANT QUE CONCRETION DE L’AME SELON UESHIBA MORIHEI  
Par Bruno Traversi


 La voie de UESHIBA, dit-on justement, est avant tout un art corporel. C’est par l’expérience du corps que nous devons la comprendre et progresser en elle. Toutefois, quand nous disons « corps », désignons-nous la même chose que ce que désigne UESHIBA lorsqu’il dit « corps de chair » [肉体, nikutai] ? Les deux expressions renvoient-elles pour lui et pour nous à une même réalité ? 
La question ne semble pas pouvoir se résoudre simplement puisque pour UESHIBA le corps ne se donne pas comme une réalité figée mais comme une réalité susceptible de changements, voire d’une transmutation. La transformation du corps est en effet l’une des finalités majeures que UESHIBA confère à son art à travers la dialectique de l’âme corporelle [, haku] et de l’âme spirituelle [, kon] – les deux principales instances psychiques de la complexion humaine selon lui. De plus, cette transformation du corps ne concerne pas seulement le corps personnel mais le monde corporel dans sa totalité qui doit passer du monde de l’âme corporelle au monde de l’âme spirituelle.

Le corps pour UESHIBA possède un statut paradoxal puisqu’il est, tout d’abord, l’obstacle qui tient éloignée l’âme (kon, spirituelle) d’elle-même, l’empêchant de saisir sa propre intimité, étant à ce titre ce qu’il convient de surmonter. Ensuite, il est le medium indispensable à travers duquel l’âme (spirituelle) peut atteindre à sa propre réalisation. Enfin, il est la manifestation adéquatement de l’âme. Comme, nous nous proposons de le montrer, les étapes de ce retournement esthétique faisant du corps non plus ce qui voile mais ce qui la dévoile suivent la dialectique de haku et de kon, les deux instances principales de la psyché humaine et s’enracine dans la mythologie shintō. Remarquons néanmoins que ce statut paradoxal du corps n’est pas sans évoquer celui du bouddhisme Shingon – dont Ueshiba a été diplômé - qui désigne le corps comme « outil indispensable à la pratique sans laquelle la théorie elle-même ne saurait être », quoiqu’il soit par ailleurs « sévèrement abhorré pour être le lieu où naisse les passions. »  L’adepte du Shingon doit dépasser ce paradoxe en réalisant que, en deçà des apparences, le plan phénoménal  n’est autre que le plan d’Éveil, démarche dialectique comparable à celle que propose UESHIBA, l’aikidō devant permettre au progressant de réaliser l’identité du monde phénoménal (ce monde-ci) et de la Plaine des Haut Cieux [Takaamahara, 高天原].

 DE LA MYTHOLOGIE AU MONDE PHENOMENAL

Si dans le Kojiki, la phase de création du monde précède naturellement celle de la pacification du plan terrestre. Il nous faut néanmoins commencer par évoquer les mythes de la pacification car c’est en effet par le constat primordial de l’état de violence et de désordre de ce monde-ci et de la nécessité de le pacifier que UESHIBA fait procéder son art :

Bien que les gens dans le monde recherchent et demandent la paix, ce monde est invariablement la proie des conflits et de la haine… Jusqu’à maintenant, c’était le monde de l’âme corporelle, mais dorénavant l’âme corporelle et l’âme spirituelle devront devenir une. 

Dans le Kojiki, la phase de pacification qui prend la forme d’un affrontement entre les kami célestes et les kami terrestres débute de même par le constat fait par les kami célestes que le plan terrestre est en proie au tumulte, au désordre et à la violence.

Ame-no-oshi-ho-mimi, se tenant debout sur le Pont flottant du Ciel , dit : ″Le pays des frais épis de riz de mille automnes, de cinq cent longs automnes est péniblement tumultueux, il l’est !″ Ayant annoncé cela, il remonta immédiatement et fit rapport à Amaterasu-o-mi-kami.

L’enjeu de ces épisodes du Kojiki est celui de la gouvernance du monde. Les kami terrestres, voulant leur indépendance, refusent la gouvernance du Ciel. Mais de cette indépendance ne résulte finalement que désordre et violence. Les kami célestes donnent alors à leur hérauts pour mission de rétablir l’ordre.

Taka-mi-musubi et Amaterasu-o-mi-kami ordonnèrent aux huit cent myriades de Kami de se réunir en une divine assemblée dans le lit de la Divine Rivière du Ciel et ils demandèrent à Omoikane d’imaginer un plan et ils dirent : ″le pays des frais épis de riz de mille autonomes, de cinq cents longs automnes est le pays que nous avons daigné assigner à notre auguste enfant comme pays qu’il doit gouverner. Comme il estime qu’il y a dans ce pays de nombreux kami terrestres violents et sauvages, quels kami y enverrons-nous pour les assujettir ?″ 
Ce constat mythique par Ame-no-oshi-ho-mimi du désordre et de la violence du plan terrestre renvoie ainsi à celui de UESHIBA : « ce monde est invariablement la proie des conflits et de la haine… » De même, la décision des divinités célestes d’envoyer quelques unes des leurs congénères pour rétablir l’ordre sur la terre est à l’origine et de la pratique de UESHIBA, « voie de création et de mise en ordre du monde ». Ces épisodes mythiques expliquent, selon lui, le pourquoi de la genèse de l’aikidō et les raisons particulières qui en conduisent l’apparition au XXe siècle. Il voit, en effet, dans la seconde Guerre Mondiale et particulièrement dans le moment apocalyptique de Hiroshima , l’actualité du désordre pandémique dont les mythes font le récit et qui nécessite la descente et l’intervention des kami célestes. En interprétant la réalité de ce monde-ci comme actualité des mythes, il se comprend lui-même comme héraut des dieux, et appréhende la nature de son propre corps comme shintai [神体] – objet pouvant recevoir et contenir une divinité : « je suis rentré dans tes veines UESHIBA… deviens Uzunome est accompli la purification du monde ». Le corps devenu shintai opère ainsi une transformation du corps jusque dans sa « chair », « ses veines », c’est-à-dire dans sa substance.

 DE LA MYTHOLOGIE AU MONDE INTERIEUR

Cette question de la descente et de l’incarnation de la divinité, autrement dit de la transformation du corps, est reconduite par UESHIBA sur un plan personnel à la fois à travers l’idée et l’expérience, comme nous venons de la voir, du kamigakari mais aussi à travers la confrontation entre deux aspects de sa réalité. En effet, si UESHIBA perçoit dans le monde en guerre, en proie au désordre et à la violence, une actualité des désordres et violences mythiques, et de l’opposition entre kami célestes et terrestres, il en intériorise également les éléments à travers la confrontation dialectique à laquelle ne cesse de se livrer l’âme corporelle et l’âme spirituelle, opposition qui structure, selon lui, la vie intime de tout individu. Le discours passe ainsi d’une dimension proprement japonaise que sont les mythes de la cosmogonie shintoïste à une dimension universelle parce que se rapportant à un vécu existentiel, le déchirement intérieur dont tout individu est le théâtre de manière plus ou moins consciente entre la réalité spirituelle et la réalité corporelle de sa nature. 
La mythologie shintō fait de la confrontation entre les kami célestes et les kami terrestres, une question de gouvernance : il s’agit pour les kami célestes de soumettre les les kami terrestre et d’instaurer leur gouvernance sur le monde corporel. De façon tout à fait similaire, il s’agit pour UESHIBA de redonner à l’âme spirituelle la prédominance sur l’âme corporelle afin qu’elle puisse gouverner cette dernière. Chez UESHIBA cette confrontation donne lieu à un combat intime qui devient tangible à travers sa confrontation avec son « fantôme » [幽体, yūtai]  dont nous donnons le récit complet dans ce volume.

Dialectique ascendante : du multiple vers l’Un.

Si, comme nous l’avons dit en ouverture, le corps est l’instrument qui permet la progression sur la voie, il faut reconnaître qu’il est désigné en premier lieu comme ce qu’il s’agit précisément de surpasser. Il apparaît dans les propos de UESHIBA comme une instance constitutive de la complexion humaine mais possédant un caractère autonome très marqué s’opposant au règne de l’esprit . L’affrontement tangible de UESHIBA contre son « fantôme blanc », expression désignant l’âme corporelle qu’il identifie au « corps de chair », en révèle toute la teneur. Le récit de cette confrontation montre clairement le corps comme étant tout à la fois le principe et la manifestation d’un hiatus au sein de l’âme en l’empêchant d’avoir accès à sa propre réalité, autrement dit le corps rend l’âme étrangère à elle-même. Ce n’est en effet que lorsque le « fantôme blanc » (le corps) est vaincu au point de disparaître que l’âme peut progresser vers sa propre intimité. Nous disons progresser et non accéder puisqu’en effet, à ce stade, ce n’est pas encore le centre ultime que UESHIBA découvre mais une « figure de lumière » qu’il qualifie de « corps spirituel ». Or ce corps spirituel est lui-même vécu au titre d’entrave à une découverte d’un centre encore plus fondamental du sujet. Ce corps subtil de lumière permet en effet une observation qui signifie bien l’altérité du sujet d’avec lui-même : « Je me regardais, il n’y avait plus d’aspect… il restait seulement une figure de lumière. Je me suis dit que ce devait être un corps spirituel »  Finalement ce n’est que lorsque le corps de lumière est lui-même dépassé que UESHIBA atteint à sa propre réalité en se découvrant un moi non-moi. Qu’il soit de matière, de lumière ou de ki, grossier ou subtil, le corps est donc chez UESHIBA la concrétion d’une fêlure intime, c’est-à-dire le résultat de l’incapacité du sujet de coïncider avec lui-même, et à ce titre un obstacle qu’il est nécessaire de transcender.


Dialectique descendante : de l’Un au multiple

Toutefois, le constat d’une réalité corporelle corruptrice de l’âme et la volonté qui s’en suit de la surpasser jusqu’à ce que l’âme spirituelle puisse coïncider avec elle-même ne correspondent encore qu’à la phase ascendante (du multiple vers l’Un) du mouvement dialectique entre l’âme corporelle et l’âme spirituelle. Une deuxième phase, phase descendante (de l’Un au multiple) allant de l’origine première indifférenciée – cœur de l’intime –  jusqu’à la réalité corporelle, va permettre de faire du corps non plus le symptôme du hiatus de l’âme mais la manifestation adéquate de son unité : c’est ici que va s’opérer la transformation du corps.
Comme le montre sa confrontation avec son fantôme blanc, cette dialectique entre l’âme corporelle et l’âme spirituelle se réalise à travers l’action : il s’agit d’une transformation du mode d’action qui doit passer du mode d’agir de l’âme corporelle, qui est la réaction, au mode d’agir de l’âme spirituelle, qui est la spontanéité et la gouvernance. Par spontané nous entendons ce qui vient de soi, autrement dit une gestuelle qui trouve sa raison et son ressort uniquement dans le sujet, et qui n’est pas déterminée par les choses [mono] extérieures. 
Selon UESHIBA, agir selon l’âme spirituelle, c’est agir selon les principes de la Création universelle qui va du l’Origine unique, moment de pure indifférenciation, le Grand Vide Universel [uchū daikoku], jusqu’à la création des dix milles choses [banyū] du plan manifesté (Plan terrestre). C’est à ce stade que les mythes de la Création sont évoqués par le fondateur de l’aikidō pour expliquer les principes de l’agir de l’âme spirituelle. Les mythes sont ainsi autant d’étapes intérieures et constituent dans leur cheminement une véritable méthode d’activité : l’apparition de la première divinité Ame-no-mi-naka-nushi-no-kami [天之御中主神]depuis le Grand Vide, puis la création du plan terrestre par l’activité conjointe d’Izanami et Izanagi sur le Pont Flottant du Ciel [天の浮橋, Ame-no-uki-hashi] sont deux moments essentiels qui révèlent le processus d’apparition de toutes réalités phénoménales mais également les étapes d’un processus intime conduisant au jaillissement de la gestuelle : « Le travail subtil et complexe de la ligne de vie depuis le Dieu de l’Origine Unique se produit dans l’être humain. Ce travail est celui des trois divinités que sont Ame-no-mi-naka-nushi, Taka-mi-musubi et Kami-musubi. ;… Les activités de l’origine de l’esprit et de l’origine de la matière construisent les activités quotidiennes. »    

Au commencement du ciel et de la terre, les divinités qui naquirent dans la Haute Plaine Céleste sont : Ame-no-mi-naka-nushi-no-kami, ensuite Taka-mi-musubi-no-kami, ensuite kami-musubi-no-kami. Toutes trois se manifestèrent en divinités célibataires et dérobèrent leur corps au regard. 

Tous les kami célestes ordonnèrent aux deux divinités Izanagi et Izanami « de réparer, de consolider cette terre voguante », et tout en leur confiant cette charge, ils leur offrir une divine hallebarde décorée. Alors que ces deux kamis se tenaient sur le Pont Flottant du Ciel, ils plongèrent la hallebarde divine, l’agitèrent en cercle dans le sel marin et la retirèrent en faisant clapoter l’eau. À ce moment-là, les gouttes d’eau salées qui tombaient de la hallebarde se superposèrent et devinrent des îles. Ainsi naquit l’île d’Onogoro.  

Il s’agit pour UESHIBA d’agir depuis un centre intérieur qui coïncide ou qui se confond avec le centre universel  dont est issu, selon la mythologie shintō, les dix mille choses de l’univers. Cela est rendu possible parce que l’être humain, selon UESHIBA, est en relation intime avec le Grand Vide par l’intermédiaire de son âme spirituelle [kon].Ce centre universel qui se situe à l’orée du monde phénoménal apparaît ainsi de nature paradoxale, à la fois individuel et universel, et comme le lieu paradoxal où se résout l’opposition moi et non-moi. Il y a ainsi décrit, à travers le mythe, le processus intime de la genèse, de la mise en ordre et de l’animation du corps personnel . Processus qui aboutit, en sa perfection au passage de l’art martial à la danse que UESHIBA appelle Kagura Mai [神楽舞] – terme que nous proposons de rendre par « danse inspirée et circulaire » .
C’est donc au niveau de ce centre intime et universel que s’opère l’unification de l’individu d’avec le monde – ce qui comprend autrui – sans que le moi lui-même ne soit nié mais au contraire pleinement affirmé . Dans son étude des traditions alchimiques orientales et occidentales, Carl Gustave JUNG distingue cette unité primordial dont peut faire l’expérience l’adepte de la fusion qui est l’unification de l’individu avec le monde sensible, par laquelle il perd sa propre individualité : « La pensée, écrit JUNG, que DORN exprime sous la forme du troisième degré de la conjonction est universelle. […] C’est la relation et plus précisément l’identité  de l’atman personnel avec l’atman suprapersonnel. […] Cette manière de voir paraît à l’homme occidental peu réaliste, trop « mystique », et, tout d’abord, il ne voit pas bien comment un Soi pourrait s’être réalisé en entrant en relation avec le monde du premier jour de la création. »  UESHIBA entend donc produire sa réalité corporelle, à travers notamment la gestuelle, à partir du Centre primordial indifférencié  depuis lequel l’univers lui-même se crée et se déploie ; c’est ainsi qu’il entend surpasser les obstacles de la dualité. Cette manière de penser l’unité du sujet avec le monde, quoiqu’elle soit particulièrement difficile à appréhender comme le souligne JUNG, n’est pourtant pas étrangère à la culture occidentale, on se souviendra de la figure du Zeus grec, en rappelant la manière avec laquelle PLOTIN en caractérise l’activité : « Il [Zeus] ne commence pas par les choses inférieures ni non plus par les parties, mais il commence par les choses qui tiennent le premier rang ; partant du Premier il va en un parcours libre d’obstacle vers toutes choses. »  On retrouve bien ici les deux manières d’agir que décrit UESHIBA, celle de l’âme corporelle qui agit au sein du multiple par l’entremise des sens, qui se confronte aux choses, et celle de l’âme spirituelle qui agit dans le monde à partir de l’origine unique de toutes choses dépassant ainsi l’ordre de l’affrontement.

Ainsi, si les mythes sont ce qui structure le monde des phénomènes, ils apparaissent être également les arcanes de la réalité intérieure. De manière telle que réalité intérieure et réalité extérieure sont intimement liées. C’est pourquoi, selon UESHIBA, c’est la résolution du déchirement intérieur qui doit entraîner la résolution du désordre et des conflits du monde. Dès lors, pacifier et « remettre en ordre le monde » nécessite la prédominance de l’âme spirituelle au sein de la complexion humaine selon trois moments :
Premier temps : le constat à travers l’existence quotidienne, et à travers notamment l’entraînement des militaires , que l’âme corporelle a la prééminence sur l’âme spirituelle. 
Deuxième temps : l’âme spirituelle prend la dominance sur l’âme spirituelle.
Troisième temps : l’harmonie, l’unité et l’égalité des deux âmes qui agissent de concert, indispensable l’une à l’autre, confondant ainsi le plan terrestre et le plan céleste, selon un véritable retournement esthétique :

Jusqu’à maintenant, c’était le monde de l’âme corporelle, mais dorénavant l’âme corporelle et l’âme spirituelle devront devenir une. Entre le monde de la matière et le monde de l’esprit il ne doit pas y avoir de prédominance.     

 L’âme spirituelle apparaîtra à la surface et l’âme corporelle passera derrière. Jusqu’ici, c’était l’âme corporelle qui était à la surface, mais maintenant le travail de la divinité interne faisant du corps un organe de la création, réalisera le misogi par le corps. C’est cela l’épanouissement simultané des fleurs de pruniers dans les trois mille mondes. Cela en aiki, on le nomme le hireburi de l’âme spirituelle… Je me tiendrais comme le premier ubuya pour cela. 

Le fait que la transformation du monde extérieur soit directement liée à celle du monde intérieur – par l’entremise du mythe – conduit l’individu à une responsabilité totale. C’est en se mettant lui-même en ordre, en donnant la prééminence à l’âme spirituelle, c’est-à-dire en agissant depuis le centre qu’il peut faire apparaître, surgir, donner naissance et faire croitre le monde de l’âme spirituelle. C’est ce que UESHIBA entend signifier lorsqu’il emploie ubuya pour préciser le processus de cette transformation : «Je me tiendrais comme le premier ubuya pour cela. » Le sens premier du terme ubuya [産屋] est maternité, c’est le lieu d’accouchement. En se disant être un ubuya, UESHIBA se désigne lui-même comme le lieu d’accouchement, l’organe par lequel l’âme spirituelle vient au monde et le transforme en monde de l’âme spirituelle.

Ainsi, la relation entre le monde et le sujet dépend-elle du rapport entre les deux âmes, haku et kon. Lorsque haku domine l’intimité, le monde des corps apparaît étranger au sujet qui se rapporte alors à celui-ci en termes d’action [動作, dōsa] . Lorsqu’à l’inverse, c’est kon qui a la dominance, le monde des corps n’apparaît plus comme une réalité séparée du sujet mais l’expression de sa propre intimité. Sa relation au monde ne se fait plus alors sur le mode de l’action mais sur celui de la gouvernance. La transformation du monde est ainsi corollaire à la transformation de l’ordre de l’agir.
Pour comprendre la portée pratique de ces considérations il faut garder à l’esprit que l’âme est proprement ce qui anime le corps. Les deux âmes représentent ainsi deux manières d’agir différentes.  L’âme corporelle est l’âme sensitive, celle qui se rapporte au monde à travers les sens dont l’activité discriminante a pour fonction de séparer les choses les unes d’avec les autres. Elle est l’âme réactive qui se détermine selon les choses [mono] : elle est déterminée par et agit sur (elle agit au sein du multiple, de l’altérité). À l’inverse, l’âme spirituelle (âme commune) se rapporte aux choses de manière intime – rien ne lui est étranger – et se détermine de manière spontanée. Cette différence de rapport au monde et d’activité entre l’âme corporelle et l’âme spirituelle explique que, selon UESHIBA, la réalisation de l’aikidō, dont le principe d’action est l’âme commune, suppose au préalable une purification des sens. La consigne qu’il donne de « ne pas regarder » révèle alors pleinement sa signification.

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