Structure
inconsciente du mouvement
Une
étude de la pièce dansée Intermède
pour sorciers
Bruno
Traversi
La
dimension spontanée du geste s'oppose à ce qui est réfléchi,
élaboré, à ce qui est prévu.
Dans
le sens que lui confère la danse contemporaine, l'acte spontané
s'oppose à la chorégraphie qui structure et ordonne, et à l'acte
codifié qui est imposé à l'individu par la tradition. Dans ce sens
spontané signifie liberté, authenticité et singularité.
Dans
la danse kagura
mai
de Ueshiba qui s'inscrit dans la tradition japonaise des danses
extatiques, l'acte spontané est par essence chorégraphique,
c'est-à-dire ordonné, selon le principe du cercle. Codifiées
ensuite pour être transmises, les danses spontanée kagura
ont été les primes surgissements qui inaugurent et renouvellent les
traditions. Dans ce sens, spontanéité signifie possession,
transcendance ou encore raison supérieure ; elle s'oppose à ce
qui est individuel au sens de séparé.
La
pièce dansée « Intermède pour Sorciers », dont nous
proposons ici l'étude, est une reprise contemporaine des antiques
kagura.
Elle constitue pour le danseur l'expérience d'une gestuelle qui
s'impose à lui, non pas comme une norme reçue de l'extérieur mais
intimement, de manière telle que, pour lui, dire "je
danse"
n'a plus de sens, et qu'il lui faut plus adéquatement prononcer à
son propre endroit, "ça
danse".
Lors
de la danse kagura,
l'individu se trouve, en une certaine mesure qu'il nous faudra
préciser, exproprié de lui-même, de son "moi",
devenu étranger à sa propre gestuelle et à sa propre intimité :
il a l'impression de s'absenter au profit d'un soi impersonnel. Avec
la disparition du moi s'efface ce qui était jusqu'alors pressenti
comme la cause du mouvement. Le chœur des danseurs, le danseur
lui-même, aussi bien que le bâton qu'il tient, lui paraissent
s'animer d'une vie indépendante.
L'expérience
de la danse kagura
heurte notre sensibilité et notre entendement. Notre sensibilité se
trouve en quelque sorte démunie en face d'une expérience qui ne
trouve pas sa mesure dans l'expérience quotidienne, alors que notre
entendement achoppe sur l'idée d'un mouvement acausal. Appréhender
la danse kagura
exige ainsi que nous interrogions tout d'abord l'évidence de
l'existence d'un "je",
pôle synthétisant les expériences égologiques ; puis
l'évidence de la causalité comme loi régissant la totalité du
monde phénoménal.
David
Hume met ces deux évidences en question en réponse au cogito
cartésien. D'une part, Hume souligne le fait que nous n'avons aucune
perception directe de nous-mêmes, que nous nous supposons seulement
exister derrière nos sensations intimes. Ainsi, rien n'assure
l'existence du sujet puisque si nos sensations extéroceptives
semblent faire signe vers un sujet, elles ne l'attestent pas. Or,
l'expérience de la danse kagura
donne au danseur des informations proprioceptives qui n'indiquent
plus l'existence d'un sujet individuel, mais au contraire d'un centre
intime impersonnel. D'autre part, David Hume souligne également le
fait que nous ne percevons aucunement la causalité elle-même mais
seulement la succession des phénomènes. L'idée de la loi causale
ne serait-elle pas alors simplement due, comme le pense Hume, au fait
que nous avons l'habitude que deux types d’événements se
succèdent, et nous semblent ainsi liés en tant que cause et
effets ? Par ailleurs, si la causalité a été considérée par
la science, depuis le XVIIIème
siècle jusqu'au début du XXème
siècle, comme la loi unique et absolue régissant le monde
phénoménal, elle n'est plus aujourd'hui considérée qu'en tant que
modèle approprié ou non à rendre compte des événements observés.
Wolfgang Pauli et C.G. Jung font ainsi l'hypothèse d'une relation de
type synchronistique – c'est-à-dire d'une relation fondée sur le
sens – prépondérante tant sur le plan psychologique que sur le
plan physique.
Si
donc l’expérience de la danse kagura
heurte notre sensibilité et notre entendement, c'est qu'elle heurte
le paradigme qui est le nôtre, à travers duquel nous vivons et
pensons le monde.
Mettre
en question ces deux évidences nous permet ensuite d'interroger
positivement l'expérience de la danse kagura.
Notre démarche consiste à considérer tout d'abord le vécu de
l'expérience tel qu'il se donne à la conscience du danseur et du
spectateur à travers les informations extéroceptives,
proprioceptives et intéroceptives, pour ensuite l'analyser.
Notre
hypothèse est que la danse kagura
met à jour un plan d'existence plus intime, ordinairement
inconscient, que le plan d'existence ordinaire ; ce plan que
nous nommons "plan
principiel",
est le plan à partir duquel émerge le plan phénoménal, comme son
négatif, selon un processus de renversement ; que si nous ne
percevons pas ordinairement ce plan principiel, c'est que nos
perceptions proprioceptives et entéroceptives sont ordinairement
tronquées, ne nous apparaissant que dans leur déploiement
terminal. Il nous semble en effet que c'est l'attention excessive
portée aux perceptions extéroceptives, doublées des visées
intentionnelles, qui empêche de percevoir la racine de la perception
intracorporelle que le plan principiel est un plan collectif ou
universel possédant une structure centrée dynamique gouvernée par
le sens, se caractérisant tel un mandala. Cette dimension collective
et synchronistique (relevant du sens) se révélant particulièrement
dans l'ordonnancement géométrique du chœur ; enfin, que cette
structure n'est pas inscrite uniquement dans la psyché mais tout
autant dans l'intimité du corps, de telle manière qu'elle
représente la structure inconsciente du mouvement dans ses trois
modalités que sont la pensée, la parole et le geste.
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