mercredi 2 novembre 2011

JE Lille 3 : Dimensions géométriques du geste spontané



Structure inconsciente du mouvement

Une étude de la pièce dansée Intermède pour sorciers
Bruno Traversi

La dimension spontanée du geste s'oppose à ce qui est réfléchi, élaboré, à ce qui est prévu.
Dans le sens que lui confère la danse contemporaine, l'acte spontané s'oppose à la chorégraphie qui structure et ordonne, et à l'acte codifié qui est imposé à l'individu par la tradition. Dans ce sens spontané signifie liberté, authenticité et singularité.
Dans la danse kagura mai de Ueshiba qui s'inscrit dans la tradition japonaise des danses extatiques, l'acte spontané est par essence chorégraphique, c'est-à-dire ordonné, selon le principe du cercle. Codifiées ensuite pour être transmises, les danses spontanée kagura ont été les primes surgissements qui inaugurent et renouvellent les traditions. Dans ce sens, spontanéité signifie possession, transcendance ou encore raison supérieure ; elle s'oppose à ce qui est individuel au sens de séparé.

La pièce dansée « Intermède pour Sorciers », dont nous proposons ici l'étude, est une reprise contemporaine des antiques kagura. Elle constitue pour le danseur l'expérience d'une gestuelle qui s'impose à lui, non pas comme une norme reçue de l'extérieur mais intimement, de manière telle que, pour lui, dire "je danse" n'a plus de sens, et qu'il lui faut plus adéquatement prononcer à son propre endroit, "ça danse".
Lors de la danse kagura, l'individu se trouve, en une certaine mesure qu'il nous faudra préciser, exproprié de lui-même, de son "moi", devenu étranger à sa propre gestuelle et à sa propre intimité : il a l'impression de s'absenter au profit d'un soi impersonnel. Avec la disparition du moi s'efface ce qui était jusqu'alors pressenti comme la cause du mouvement. Le chœur des danseurs, le danseur lui-même, aussi bien que le bâton qu'il tient, lui paraissent s'animer d'une vie indépendante.

L'expérience de la danse kagura heurte notre sensibilité et notre entendement. Notre sensibilité se trouve en quelque sorte démunie en face d'une expérience qui ne trouve pas sa mesure dans l'expérience quotidienne, alors que notre entendement achoppe sur l'idée d'un mouvement acausal. Appréhender la danse kagura exige ainsi que nous interrogions tout d'abord l'évidence de l'existence d'un "je", pôle synthétisant les expériences égologiques ; puis l'évidence de la causalité comme loi régissant la totalité du monde phénoménal.
David Hume met ces deux évidences en question en réponse au cogito cartésien. D'une part, Hume souligne le fait que nous n'avons aucune perception directe de nous-mêmes, que nous nous supposons seulement exister derrière nos sensations intimes. Ainsi, rien n'assure l'existence du sujet puisque si nos sensations extéroceptives semblent faire signe vers un sujet, elles ne l'attestent pas. Or, l'expérience de la danse kagura donne au danseur des informations proprioceptives qui n'indiquent plus l'existence d'un sujet individuel, mais au contraire d'un centre intime impersonnel. D'autre part, David Hume souligne également le fait que nous ne percevons aucunement la causalité elle-même mais seulement la succession des phénomènes. L'idée de la loi causale ne serait-elle pas alors simplement due, comme le pense Hume, au fait que nous avons l'habitude que deux types d’événements se succèdent, et nous semblent ainsi liés en tant que cause et effets ? Par ailleurs, si la causalité a été considérée par la science, depuis le XVIIIème siècle jusqu'au début du XXème siècle, comme la loi unique et absolue régissant le monde phénoménal, elle n'est plus aujourd'hui considérée qu'en tant que modèle approprié ou non à rendre compte des événements observés. Wolfgang Pauli et C.G. Jung font ainsi l'hypothèse d'une relation de type synchronistique – c'est-à-dire d'une relation fondée sur le sens – prépondérante tant sur le plan psychologique que sur le plan physique.
Si donc l’expérience de la danse kagura heurte notre sensibilité et notre entendement, c'est qu'elle heurte le paradigme qui est le nôtre, à travers duquel nous vivons et pensons le monde.

Mettre en question ces deux évidences nous permet ensuite d'interroger positivement l'expérience de la danse kagura. Notre démarche consiste à considérer tout d'abord le vécu de l'expérience tel qu'il se donne à la conscience du danseur et du spectateur à travers les informations extéroceptives, proprioceptives et intéroceptives, pour ensuite l'analyser.
Notre hypothèse est que la danse kagura met à jour un plan d'existence plus intime, ordinairement inconscient, que le plan d'existence ordinaire ; ce plan que nous nommons "plan principiel", est le plan à partir duquel émerge le plan phénoménal, comme son négatif, selon un processus de renversement ; que si nous ne percevons pas ordinairement ce plan principiel, c'est que nos perceptions proprioceptives et entéroceptives sont ordinairement tronquées, ne nous apparaissant que dans leur déploiement terminal. Il nous semble en effet que c'est l'attention excessive portée aux perceptions extéroceptives, doublées des visées intentionnelles, qui empêche de percevoir la racine de la perception intracorporelle que le plan principiel est un plan collectif ou universel possédant une structure centrée dynamique gouvernée par le sens, se caractérisant tel un mandala. Cette dimension collective et synchronistique (relevant du sens) se révélant particulièrement dans l'ordonnancement géométrique du chœur ; enfin, que cette structure n'est pas inscrite uniquement dans la psyché mais tout autant dans l'intimité du corps, de telle manière qu'elle représente la structure inconsciente du mouvement dans ses trois modalités que sont la pensée, la parole et le geste.

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