lundi 15 avril 2019

Hiroshima - "L'univers s'est détraqué !"

"Soudain, la baie vitrée sur ma gauche a émis une lumière extraordinairement puissante. Un bref instant, j'ai tourné le visage et regardé cette lumière. L'éclair, un rayonnement lumineux gigantesque concentrant le spectre des sept couleurs, était d'une puissance aveuglante.
Dans l'instant, je me suis dit : « Le soleil est tombé! »
« L'univers s'est détraqué ! » "

Hashizume Bun
Le jour où le soleil est tombé...j'avais 14 ans à Hiroshima. Editions du Cénacle.






vendredi 20 juillet 2018

L’Ascèse A-ji kan au temple Chishaku-in du bouddhisme Shingon - Kyoto 智積院阿字観会


Compte rendu d’expérience japonaise par Bruno Traversi




La Méditation A ji-kan est une pratique du Shingon 真言宗, dont Ueshiba fut adepte. Le shingon est l’une des deux écoles du bouddhisme ésotérique japonais avec le Tendai 天台宗. Nous nous proposons dans ce billet de retracer en quelques lignes le déroulement et la signification de cette pratique que l’on doit à l’un des plus fameux moines de l’histoire japonaise, Kūkai (nom posthume Kōbō-daishi) [弘法大師空海] (774-835), fondateur du Shingon.
Nous avons pu pratiquer cette ascèse au temple Chishaku-in, fondé au XIVe siècle à Kyoto, temple principal de la branche réformée du Shingon, Shingon Chizan Sect.
Pour saisir le sens et les étapes de cette pratique en particulier, il convient d’avoir à l’esprit ce qui caractérise la secte Shingon, en regard du bouddhisme japonais d’une manière générale.






La place du corps dans la doctrine paradoxale du Shingon

Le Shingon fonde sa doctrine à partir de la figure de Dai-nichi Nyorai 大日如来 « Grand-Illuminateur » (Mahā-vairocana), le bouddha originel (dont le Bouddha historique Sakyamuni, selon cette école, représente une émanation ou l’une de ses figures temporelles). Selon la doctrine enseignée par Kūkai, contrairement au bouddhisme de la terre pure (Jōdo, 浄土宗), par exemple, ce monde (tel que nous l’éprouvons en notre condition actuelle d’incarnation) n’est pas à rejeter, le corps lui-même – et ses passions[1] – n’étant pas considéré comme fondamentalement impur ou source d’impureté. L’idéal du Shingon est de réaliser l’état du Bouddha成仏 dans ce corps-ci 即身, c’est-à-dire dans le « corps né de nos parents » 父母所生身, selon l’expression du Bodaishinron 菩提 心論 (Traité de l’esprit d’Éveil).
La doctrine du Shingon repose entièrement sur l’idée paradoxale que le monde dans ses multiples aspects est à la fois différent et identique au corps de Loi. « Puisque tout participe du corps de Loi, rien ne peut être considéré comme fondamentalement impur dans le Shingon. Ce principe on ne peut plus fondamental est notamment rendu par l’expression kajisekai 加持世界 « monde de l’Union fécondante », signifiant que dans l’ésotérisme, le monde phénoménal n’est en lui-même ni impur ni distinct du monde de l’Éveil. »[2] Le paradoxe d’un monde à la fois duel et non duel, ninifuni 而二不二, et d’un corps à la fois source des passions illusoires et lieu de l’Eveil rend possible (et nécessaire) une ascèse paradoxale comme voie de Réalisation (skt. siddhi) – c’est-à-dire comme prise de conscience et accomplissement de ce que nous sommes déjà – il s’agit « de s’Éveiller à son identité fondamentale d’avec le corps de Loi »[3]. Aussi l’Eveil est-il qualifié à la fois honnu 本有 « originellement existant » et shushō 修生 « produit par la pratique » (voir Le corps inconscient et l'Ame du monde).
Le corps est ainsi tout à la fois ce qu’il faut dépasser, le moyen de ce dépassement, et le fruit de ce dépassement – autrement dit, il s’agira (considérant le corps du point de vue de l’acte) de passer de l’acte profane à l’acte authentique – quoiqu’ils ne soient pas différents en réalité. Le Shingon distingue, en effet, trois sortes d’actes 三業 : le geste, la parole et la pensée. La pratique ascétique comporte ainsi les mudra (mystère physique : shinmitsu 身密), les mantra (mystère vocal, kumitsu ), le samādhi (mystère mental, imitsu 意密).  Voir Pierre Régnier, « Symbolique du corps et corps symbolique dans la contemplation Shingon », Le corps et le sabre selon Ueshiba Morihei, Editions du Cénacle, pp. 73-110.

Le déroulement de la contemplation A-ji kan.

Ces trois formes d’acte se retrouvent dans les différentes phases de la contemplation A-ji kan.  Comme son nom l’indique, cette ascèse consiste essentiellement dans la contemplation de la lettre A, sous sa forme sanskrite. En introduction, le moine en charge de l’enseignement nous donne les raisons du choix de la lettre A : dans le système shingon, le son A représente le commencement et la fin de l’univers manifesté ; il est aussi, nous dit-il, le premier cri de l’enfant, l’expiration du vieillard : il est prononcé spontanément au début et à la fin de l’existence – il est ainsi considéré comme « la mère de la multitude des sons ». Ainsi, la contemplation du caractère A doit-elle permettre de connaître la vacuité et la négation de toutes les entités (知諸法空無). « Cette Lettre A, explique Bernard Frank, est le Principe de la Pureté de notre Nature Originelle qui n’est ni duale ni différente d’avec celle des buddha des Dix directions et des Trois temps (= de tous les lieux et de tous les temps), non plus qu’avec celle de l’ensemble des êtres. Elle est, autrement dit, la substance de l’esprit d’Éveil ; elle est le Buddha en Corps d’Essence. Elle représente l’état de calme de toutes choses, elle est le Principe de leur Non-production et de leur Impérissabilité d’Origine. »


[1] Le corps du pratiquant et la symbolique corporelle seront aussi naturellement des éléments constitutifs de la doctrine de l’école Tachikawa 立川流, apparue au Japon au XIIe siècle, qui prône l’extase sexuelle comme moyen d’expérimentation de la non-dualité, cette école.
[2] Pierre Régnier, « Symbolique du corps et corps symbolique dans la contemplation Shingon », Le corps et le sabre, Editions du Cénacle, pp. 73-110.
[3] Pierre Régnier, ibid.





Toutefois, avant la contemplation du caractère A proprement dite, l’ascèse comporte deux phases impliquant le corps. La première est une préparation corporelle : une série de mouvements qui a pour but de bien disposer le corps, en enlevant ses tensions les plus élémentaires, et en centrant son assise – afin que le mental ne soit pas distrait, de sa contemplation sur le mandala A. S’ensuivent une série de mouvements sous la forme d’une prosternation répétée trois fois. La deuxième phase est la lecture psalmodiée du sutra, c’est-à-dire de mantra, accompagnée de mudra – gestuelle codifiée des mains. Là encore le corps est donc impliqué : non seulement, par la gestuelle des mains, mais aussi par le fonctionnement de l’organe phonateur lors la récitation des mantra. « L’ésotérisme, explique Yamasaki Taikō, accorde une grande importance à la gorge ainsi qu’à la bouche et à la langue en tant que région du corps où les mantra sont prononcés – en d’autres termes, là où les mantra sans forme deviennent des mantra énoncés, là où la parfaite vérité est manifestée dans le phénoménal. »

La contemplation sur le germe A peut alors commencer. Assis en position du lotus ou du demi-lotus, nous faisons face à un mur blanc sur lequel est accroché un mandala composé d’un cercle blanc avec, en son milieu, un lotus ouvert sur lequel est posée la lettre sanskrite A. La contemplation du germe A implique donc également celle du cercle lunaire gachirin-kan月輪観.
« La forme ronde et la luminosité de la pleine lune ont fait d’elle un symbole de perfection et de pureté et, par suite, de l’esprit d’Éveil. Ainsi s’agit-il dans cette contemplation d’identifier son propre cœur au cercle lunaire. »[1]

 

Le retournement du regard dans le shingon et dans l’aikido de Ueshiba


Le but principal de l’ascèse A-ji kan, comme d’une manière générale les méditations shingon est de « retourner du regard », vers l’Origine unique, en l’occurrence Dai-nichi Nyorai, dont provient le contemplant. Ce retournement du regard est en même temps un détournement du regard des apparences sensibles – « renverser notre propre esprit (jishin) ». Ce thème du retournement du regard, comme acte de refondation est l’un des thèmes privilégiés de Ueshiba Morihei lorsqu’il explique sa pratique martiale dans le livre qu’il écrit à la fin de sa vie, Takemusu Aiki - Ueshiba étudie le Shingon dès l’âge de onze ans. Il emploie pour cela le verbe mikaeru [見返る] qui signifie « regarder en arrière » : il s’agit pour Ueshiba comme dans le bouddhisme ésotérique de se détourner des choses sensibles [ , mono] et de regarder vers l’Origine unique [一元, ichigen]. « On traverse le bu [les arts martiaux], écrit Ueshiba, par le principe du retournement du regard ». (Takemusu Aiki, Editions du Cénacle). Lorsque l’Origine unique est atteinte, le corps en devient l’expression à travers ses trois formes d’acte – la parole, le geste, et la pensée qui ne sont plus les actes profanes, mais les « trois mystères », san mitsu 三密.






Méditation pour polir l'esprit

La contemplation de la lettre A est une méthode de méditation de la branche ésotérique pour polir et élever l'esprit, qui nous a été expliquée par maître Kûkai Kôbô-Daishi comme une ascèse que même nous pouvons réaliser.
Lorsque nous faisons notre toilette, arrangeons notre tenue, etc., que nous faisons le ménage dans une pièce, nous portons notre attention sur les endroits visibles. Mais qu'en est-il de ce qui est invisible, comme notre esprit ?
Si nous vivons chaque jour dans l’insouciance, nous remarquons difficilement les impuretés de notre esprit. Ce faisant, de la même façon que l'on finit par perdre le contrôle d'une pièce laissée en désordre, l'esprit aussi finalement stagne, et bientôt quoique l'on fasse, cela se termine par des ennuis et des problèmes. C'est pourquoi il faut travailler dur et qu'il est nécessaire de renverser notre propre esprit (jishin).
C'est cela qu'on appelle la méditation, c'est une méthode de discipline de l'esprit, de polissage de l'esprit, que n'importe qui peut réaliser.


La danse Kagura dans les fêtes agraires au Japon - 神楽



Compte rendu d’expérience japonaise par Bruno Traversi






 









La danse Kagura Mai de UESHIBA Morihei (voir Takemusu Aiki) doit être classée parmi les danses Kagura 神楽 qui sont parmi les plus anciennes formes de danses du Japon. Les danses Kagura, à l’origine danses de type extatique, ont été codifiées pour devenir des danses rituelles. On se propose dans ce billet de rendre compte d’un rituel auquel nous avons pu assister, qui s’est déroulé le 14 juin 2018 au sanctuaire Sumiyoshi, puis d’évoquer le travail de recherche que nous effectuons sur la danse                                                                                                                          Kagura Mai de Ueshiba.




Danses rituelles


Il existe différents types de kagura : les kagura de cour ou encore les kagura populaires, exécutées dans les communautés locales, par les membres de celles-ci, notamment à l’occasion des rituels des fêtes du Nouvel An ou encore des festivités agraires. Les festivités impliquent la population dans des moments symboliques de repiquages de riz.




A l’origine le terme kagura désignait les danses extatiques spontanées qui se faisaient sous « l’emprise du kami » comme l’étymologie du mot l’indique. Le terme Kagura se compose, en effet, de deux kanji, kami et kura. Le premier, kami , peut signifier dieu, dieux, esprits, d'une manière générale toutes entités évoluant dans un plan autre que celui du monde des humains. Kura désigne une résidence temporaire. Ainsi, pendant le temps du kagura, le danseur est-il considéré comme étant la résidence du kami. L'état psychique qui caractérise les danses kagura originelles est un état de possession : « accroché » ou « saisi » par un dieu [kami-gakari, 神懸り], le danseur habité a l'impression de ne plus d'évoluer de sa propre initiative, mais d'être conduit, d'être animé, par une autre instance que le « moi ».

Le prototype des danses Kagura est , dans le Kojiki, la danse qu'effectue la divinité Ame-no-Uzume-no-mikoto [天宇受売命] dans le mythe dit de « la Porte de la Céleste Caverne de Roc » [Ame-no-iwayado, 天の石屋戸]. Ce mythe célèbre est un mythe du renouveau du monde.
Selon le Kojiki 古事記, devant l’assemblée des dieux, Uzume exécute une danse dans le but de faire sortir la déesse solaire Amaterasu [天照] de la caverne où elle s’est recluse, plongeant ainsi le monde dans les ténèbres. Ce mythe est donc un mythe de la fertilité et du renouveau du monde : en sortant de son antre, Amaterasu inonde le monde de sa lumière lui rendant sa vitalité. Ainsi, la danse se voit revêtue d’une qualité des plus sérieuses qui a trait au mouvement de la vie dans son déclin et sa résurgence.

La danse Kagura Mai de Ueshiba

La danse Kagura Mai qu’effectuait Ueshiba Morihei, comme finalité de son budo, est à mettre en relation avec sa pratique quotidienne de Chinkon Kishin 鎮魂帰神, méthode de transe qu’il avait apprise de Deguchi Onisaburo, le leader charismatique de l’Omoto-kyo – mouvement religieux syncrétique.  (Voir à ce sujet l’étude de Joffrey Chassat : Transe et gouvernement de soi et du monde selon Deguchi Onisaburo) Outre le terme de kagura dont nous avons présenté la signification, le nom de la danse de UESHIBA comporte également le terme « mai » . Ce terme désigne lui-même une forme de danse traditionnelle dont la dynamique circulaire nous est donnée par l'étymologie même du mot. Mai est, en effet, le substantif du verbe mau 舞うdont la traduction usuelle est « danser ». Toutefois, il désigne une danse spécifique que la traduction par le verbe ‘danser’ occulte. En japonais, en effet, mau se distingue d’autres verbes, tels que dansu ダンスou odoru 踊る que le français rend également par le verbe « danser ». Mau est d’un emploi très ancien puisqu’il apparaît en plusieurs occurrences dans le Kojiki. Étymologiquement, le terme mau provient du terme mawaru 回るsignifiant ‘tourner autour de’, et trouverait son origine en motohoru 廻るdont la forme substantivée, motohori 廻りsignifie ‘circonférence’. Ainsi, mau désigne la forme chorégraphique d’un acte de tournoiement autour d’un axe, d’un acte décrivant une circonvolution. Employé dans les offices religieux, le mai, la forme chorégraphique du cercle, aurait pour vertu d’« inviter les divinités » à se poser en un point symbolique situé au centre du cercle décrit par le ou les actants. Mai est ainsi tout à la fois, la danse qui invite et qui précède donc la descente du kami, et la danse qui procède de cette descente, c’est-à-dire de la possession divine elle-même.
 Selon Yanagita Kunio, certaines danses enfantines, telle que la ronde nommée Kagome-kagome, dérivent de ces danses extatiques : « Un groupe d’enfants se tenant par la main forme un cercle au centre duquel est placé un enfant les yeux bandés. Le groupe tourne dans le sens des aiguilles d’une montre autour de l’enfant en chantant une ritournelle lancinante. Le jeu consiste à ce qu’à la fin de la ritournelle, l’enfant dont les yeux sont cachés devine et prononce à haute voix le nom de la personne qui se trouve derrière elle. […] Dans un contexte religieux, ces mêmes mouvements et chants auraient eu pour fonction symbolique de questionner la volonté divine. » On peut ainsi dire que le mai comporte essentiellement l’idée de tournoiement, de circonvolution et que par cette forme chorégraphique du cercle, elle signifie proprement un rapport du centre à la périphérie, rapport directement lié à l'idée d'une régénération du monde. Les caractéristiques de la danse mai que nous venons de dégager se retrouvent dans la danse de Ueshiba. L’on peut ainsi rendre les termes « Kagura Mai » par « danse inspirée et circulaire ».
Résumons : la danse de Ueshiba se caractérise d'une part, par une transformation intérieure lors de laquelle le moi se trouve évacué et remplacé par une instance psychique plus haute (ou plus intérieure) et, d'autre part, par sa géométrie et sa dynamique circulaire.

Une étude phénoménologique de la danse Kagura de Ueshiba

C'est précisément ce rapport entre révolution intime et mouvements géométriques que nous étudions en atelier depuis 2006, selon une approche phénoménologie, notamment à partir des travaux de Carl Gustav Jung et de Wolfgang Pauli sur l’Inconscient collectif et les pratiques ascétiques extrême-orientales.
Notre approche ne consiste pas à reproduire la forme de la danse Kagura, mais à retrouver l’état de transe qui est son origine, et de décrire l’état modifié de conscience qui la caractérise – qui se manifeste corporellement.
Atelier sur les états modifiés de conscience dans la danse Kagura – Lille, 2015.

Nos travaux ont donné lieu à plusieurs publications dont





Zen et aikido à Nara au Japon

Compte-rendu d’expérience japonaise par Bruno Traversi


















Le club d’aikidô de Nara m’a accueilli. Rattaché à un temple Zen, le club d’aikidô s’inscrit dans la tradition d’un budô lié au bouddhisme Zen. Dans une perspective de lier travail interne de concentration et de vide mental, et de détente corporelle, le professeur Tasaka a beaucoup insisté sur la nécessité de réaliser les techniques avec le corps tout entier, « zentai ». Un exemple fameux de la relation entre le zen et le budo et l'enseignement du moine Takuan sur l'art du sabre, qu'il donne dans son livre Mystère de la sagesse immobile. On trouvera une étude de ce texte par Joffrey Chassat dans L'éducation et l'art du sabre (Editions du Cénacle). Dans Takemusu Aiki, Ueshiba Morihei décrit la position de l'esprit, en prenant toujours pour référence la divinité du centre vide, Ame no mi naka nushi no kami.


mercredi 27 juin 2018

Newsletter n°4 : Le sport スポーツ

Newsletter Les mots de Ueshiba

Photo Ueshiba kotoba
Newsletter n°4 - juin 2018
Le sport スポーツ
Selon Me Ueshiba, le budô, et particulièrement l’aikidô, n’est pas un sport. « Concernant les budô du Japon, on ne dit pas « sport » - 我国の武道はスポーツとはいわない。 (Takemusu Aiki, vol. 2, p. 52, Éditions du Cénacle) Le terme sport スポーツ s’écrit en katakana – le syllabaire japonais utilisé notamment pour transcrire les mots d’origine étrangère, ce qui souligne le fait que le sport est une pratique qui n’est pas originellement japonaise. Le terme sport est en effet d’origine anglo-saxonne (XVIIIe - XIXe siècle), provenant de l’ancien français desport qui signifiait plaisir, divertissement. Mais au-delà de cet aspect historique et culturel, le fondateur de l’aikidô précise pourquoi son art diffère par essence du sport : « Le sport, c'est un jeu, un divertissement. C'est une activité sans l'âme spirituelle : c'est un exercice d'adresse de l'âme corporelle (le corps de chair) et non de l'âme spirituelle. » スポーツとは、遊技であり遊戯である。魂のぬけた遊技である。魄(肉体)のみの競いであり、魂の競いではない。(ibid.) Ainsi, Ueshiba fonde, là encore, son explication sur la distinction qu’il fait entre l’âme corporelle [haku, 魄] et l’âme spirituelle [kon, 魂] – distinction que nous avons présentée dans la newsletter précédente : tandis que l’âme corporelle réagit aux choses extérieures (réaction du corps à l’environnement) par le moyen de la « force de l’âme corporelle » 魄力; l’âme spirituelle agit spontanément [shizen ni, 自然], son action provient du Centre, et de façon « merveilleuse » par le moyen de la « force de l’âme spirituelle » 魂の力. L’aikidô n’est donc par un divertissement (sport), il exige au contraire une ascèse (Chinkon Kishin no hô, voir newsletter n°1), c'est-à-dire un « retournement du regard » 見返る vers le Centre unique (voir newsletter n°2), qui permette de passer de l'activité de l'âme corporelle – activité ordinaire du corps – à l'activité spirituelle.

 
« À l'origine, au Japon, il n'y avait pas de sport comme en Occident. Il y a des gens qui se réjouissent de voir le budô prospérer en devenant un sport, mais ce sont des gens qui ignorent totalement ce qu'est le budô japonais. »
「我国には、本来西洋のようなスポーツというものはない。日本の武道がスポーツとなって盛んになった、と喜んでいる人がいるが、日本の武道を知らぬも甚しいものである。」
Ueshiba Morihei, Takemusu Aiki vol. 2, p. 52.
 
Takemusu Aiki 『武産合気』
Le livre que Ueshiba Morihei a écrit à la fin de sa vie
Origines, trajectoire et perspectives d'une œuvre
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Couverture de la première édition de Takemusu Aiki 『武産合気』 (1976)
Takemusu Aiki 『武産合気』 est le livre que Maître Ueshiba Morihei a écrit à la fin de sa vie. L’ouvrage se présente comme une compilation de plusieurs conférences qu’il a donné au cours de ses dernières années et qui ont été compilées par Takahashi Hideo 高橋英雄. O Sensei y expose à la fois ses conceptions philosophiques, ses pratiques ascétiques et martiales, ses principes d’entrainement, l’origine et les finalités de son art, et revient sur les moments clés de sa vie, étapes essentielles de la 
genèse de l’aikidô qu’il appelle le « budô authentique », par contraste avec les budô inauthentiques (budô corporels), d’une part, et le sport, d’autre part. L’ensemble de l’ouvrage prend l’aspect d’une autobiographie spirituelle, d’un testament adressé aux générations futures. Il y a eu deux éditions japonaises de Takemusu Aiki, la première en 1976, et la seconde en 1986, par les éditions Byakko Press 白光出版. La première édition comprend, en plus des textes de Ueshiba, une introduction de Goi Masahisa 五井昌久 (1916-1980), ami intime de O Sensei et chef de file du mouvement Byakkô Shinkôkai, 白光真宏会, fondé en 1955. La deuxième édition est augmentée de plusieurs photos et d’une préface de Ueshiba Kisshomaru, alors dôshu. La première traduction et édition en langue étrangère de Takemusu Aiki est l’édition française éponyme publiée par les Éditions du Cénacle, en 2006, dont la traduction et les commentaires sont réalisés par Bruno Traversi, Pierre Régnier, Seiichi Kurihara, et Joffrey Chassat. L’édition française, en 5 volumes (dont 3 sont actuellement publiés), comprend, en effet, en plus de l’édition originale, à destination du public francophone, une introduction générale présentant le système conceptuel de Ueshiba, des introductions partielles, des notes de bas de pages et un lexique – autant d’éléments indispensables pour aider le lecteur dans ce livre unique en son genre. La lecture du livre de Maître Ueshiba s’avère en effet difficile pour qui ne connait pas la mythologie shintô, le Kojiki particulièrement, le bouddhisme ésotérique, et plus particulièrement la pensée de Deguchi Onisaburô 出口王仁三郎 (1871-1948), le leader charismatique de l’Ômoto-kyô 大本教 (c’est avec lui, comme président, que Ueshiba, en tant qu'« entraineur », fonde son « Association pour l'amélioration du budô du Grand Japon » 大日本武道宣揚会 en 1932.) 
Ainsi, pour accompagner la lecture de Takemusu Aiki, les Éditions du Cénacle crée en 2010, la collection « Les carnets de Takemusu Aiki », regroupant des études sur la pensée et la pratique de O Sensei. Cette collection comprend actuellement 4 volumes, le Carnet 1, Le corps et le sabre, est centré autour d’un texte de Ueshiba dans lequel il présente sa méthode de sabre, et comprend une étude sur les pratiques ascétiques corporelles du Shingon 真言, le bouddhisme ésotérique japonais ; le Carnet 2, L’éducation et l’art

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Couverture de la réédition de 1986
avec une calligraphie de Takahashi
du sabre, est centré autour d’une leçon de sabre (proposée en bilingue français – japonais) donnée par Ueshiba pendant laquelle il explique les principes d’action de son art. Ce volume comprend en outre une étude sur l’enseignement de sabre du bonze Takuan Sôhô 沢庵宗彭 par Chassat, qui met en évidence certaines similarités entre l’enseignement de Ueshiba et celui du maître Zen ; le Carnet 3, L’expédition en Mongolie de Deguchi Onisaburo avec Ueshiba Morihei est une étude précise par Édouard L'Hérisson sur le voyage initiatique que fit Ueshiba, sous la direction de Deguchi, en vue d’établir un pays idéal ; le Carnet 4, Transe et gouvernement de soi et du monde selon Deguchi Onisaburô, est une étude universitaire, par Joffrey Chassat, sur le chinkon kishin no hô, la méthode ascétique développée par Deguchi que Ueshiba mettra au cœur de son entrainement.
De 2011 à 2016, Takemusu Aiki a fait l’objet d’une recherche universitaire dans le cadre d’une thèse doctorale au croisement de la philosophie, de la psychologie et de la physique quantique, par Bruno Traversi, sous la direction de Jean-François Balaudé, président de l’Université Paris Ouest Nanterre. En 2016, la thèse est publiée en partie sous le titre Le corps inconscient aux Éditions L’Harmattan. Aujourd’hui, Takemusu Aiki est étudié notamment par Joffrey Chassat et par Bruno Traversi dans le cadre du laboratoire TEC (Technique et Enjeux du Corps) du STAPS de l’Université Paris Descartes – Sorbonne : la pensée
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Couverture du volume 2 de la version française (2008)
et la pratique de Ueshiba sont questionnées systématiquement à partir, d’une part, de la tradition japonaise (religieuse et martiale) et, d’autre part, des savoirs scientifiques modernes. L’attention est notamment portée sur les états modifiés de conscience (EMC) que décrit Ueshiba lors de ses visions et de ses capacités « merveilleuses » dans son action martiale : les processus mentaux et corporels en œuvre y sont reproduits et décrits.
Ces travaux se concrétisent sous la forme d’articles scientifiques et d’ouvrages dont L’Arrière-Monde ou l’Inconscient neutre (2018, Éditions du Cénacle), préfacé par Antonio Sparzani, physicien théoricien à l’Institut National de Physique Nucléaire italien. Ces travaux montrent combien l’enseignement théorique et pratique de Ueshiba retentissent bien au-delà de l’horizon culturel japonais, et font écho aux théories scientifiques les plus avancées concernant la matière et l’esprit humain.
 
Évènements à venir
 
Comme chaque année, lors du séminaire de Brest, nous alternons études pratiques et études théoriques autour de Takemusu Aiki, le livre que le fondateur de l’aikidô a écrit à la fin de sa vie. Notre approche des textes de Ueshiba se fait à partir des études développées par W. Pauli, l’un des pères de la physique quantique, et de Carl Gustav Jung, le fondateur de la psychologie des profondeurs.

Le thème central de cette année 2018 sera le temps et l’espace. Comment Ueshiba conçoit-il le temps ? Et l’espace ? Pourquoi affirme-t-il que « dans l’aikidô, il n’y a ni temps ni espace » ? Quelles sont les expériences qui en témoignent ? Quels sont les états modifiés de conscience qui révèlent, selon lui, le monde intermédiaire dans lequel il n’y a ni temps ni espace ? Nous tenterons de répondre à ces questions par la pratique (travail sur les techniques et sur les transes), et par une étude précise des écrits de Ueshiba Morihei, de Deguchi Onisaburô, le dirigeant de l’Ômoto-kyô, et des explications scientifiques de Carl Gustav Jung et Wolfgang Pauli.

Le séminaire est animé par Bruno Traversi, 3e dan de l’Aikikai de Tokyo, chercheur au TEC de l’Université Paris V et par Joffrey Chassat, diplômé de l’Université de Lille3, spécialiste de l’Ômoto-kyô.

Stage complet : 90 € ; une journée : 25 € ;
une demi-journée : 15€ ; conférence seule : 10€
possibilité de dormir au dojo : 8€/nuit
Réservation obligatoire : bruno.traversi@yahoo.fr ou 06 62 34 40 64